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Une marche à travers l'Europe

(en cours)
Récit d'une traversée d'Europe à pieds en solitaire et par les montagnes, du détroit de Gibraltar à Istanbul.
randonnée/trek
Quand : 19/02/23
Durée : 400 jours
Distance globale : 6479km
Dénivelées : +181365m / -179470m
Alti min/max : -1m/3013m
Carnet publié par SamuelK le 08 oct. 2023
modifié le il y a 3 jours
Mobilité douce
Réalisé en utilisant transports en commun (train, bus, bateau...)
Précisions : Pour me rendre au départ : bus de Bordeaux à Tarifa. Pour le retour : en voilier par la méditerranée ?
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Vue d'ensemble

Le topo : Bosnie-Herzégovine : frontière croate > Risovac (montagnes Dinara et Blidinje) (mise à jour : 17 déc. 2023)

Distance section : 101km
Dénivelées section : +2809m / -2964m
Section Alti min/max : 714m/1833m

Description :

11/11/2023 > 17/11/2023
102 km ; D+ 3,5 km ; D- 3,6 km

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Le compte-rendu : Bosnie-Herzégovine : frontière croate > Risovac (montagnes Dinara et Blidinje) (mise à jour : 17 déc. 2023)

Je passe ma première nuit en Bosnie-Herzégovine dans cette cabane bienvenue. J'y entends la pluie et la grêle qui se fracassent sur le toit, ainsi que l'orage retentissant qui frappe dans un rayon de 300m. En colocation avec une communauté de souris qui habitent les lieux et dont je suis l'invité, je suis dans un concort infiniment satisfaisant en comparaison à l'idée de dormir dehors. Il y a une chose que je n'entends pas pendant la nuit, une chose inattendue qui sait habilement s'installer dans un silence et une discrétion surprenantes pendant mon sommeil. Le matin en me réveillant, j'ouvre la porte de la cabane les yeux encore à moitié clos, et lâche en grand "Mais non !" spontané en découvrant l'épaisse couche de neige qui a recouvert le paysage pendant que je dormais. Ça alors, la météo ne l'avait pas prédit. Par cette météo et en ces lieux, j'avais inconsciemment écarté la possibilité de rencontrer des confrères humains, et suis alors surpris de voir tout à coup un groupe de jeunes croates débarquer dans la cabane au milieu de leur randonnée journalière. Nous passons un très bon moment, ça fait plaisir de rencontrer des jeunes de mon âge et de pouvoir échanger aisément en anglais, de parler du pays, de nous, de tout, de rien. Ils m'offrent un bon repas chaud et quelques victuailles qui me permettront de partir en milieu de journée et de tenir une journée de plus jusqu'au prochain ravitaillement.

Après ce moment joyeux et chaleureux, je m'élance sous la neige qui a entrepris d'épaissir la couche tombée pendant la nuit. Après une montée en forêt, je marche sur une crête entre 1500m et 1800m quasi-concomitante avec la frontière croato-bosnienne, qui marque également l'extrémité Est des montagnes Dinara. La neige devient alors plus épaisse, les nuages recouvrent entièrement le  lieux balayé par le vent qui déplace la neige d'un versant vers la crête, épaississant davantage la neige sur cette ligne d'altitude, tel un enfant qui voudrait construire le plus gros château de sable jusqu'aux limites de la physique ou de ses forces. Quitte à marcher avec une visibilité de 10m, je décide de ne pas marcher sur la crête elle-même mais une centaine de mètres en-dessous pour moins subir le vent. Satisfait au début lorsque le terrain est suffisamment plat et enneigé pour être pratiquable chemin ou pas, cela s'avère ensuite une fausse bonne idée lorsque je me retrouve à marcher dans des buissons qui m'arrivent jusqu'au torse, et me résigne à remonter péniblement sur la crête pour retrouver le chemin que j'avais délaissé. Bien que j'évolue à travers les nuages et qu'il soit objevtivement dommage de ne pas bénéficier de la vue de part et d'autre de la crête, je ne suis pas frustré car d'une part c'est ainsi, et d'autre part il est aussi agréable et stimulant de marcher avec suffisament d'aisance dans ces conditions, de me sentir bien en ces lieux et cette météo impressionantes avec mon corps, mon équipement léger et mon savoir-faire. Il s'agit même d'un très bon moment, enivrant et important. Je suis absolument seul. Je ne croise que des traces d'animaux sauvages, notamment de nombreuses empruntes de loups dans la neige. Ils sont bien là, autour de moi. Ils me sentent et me voient, mais pas moi. Nous marchons dans le même endroit à quelques heures d'intervalle, mais à moins d'y consacrer la compétence et la patience, la probabilité de les apercevoir est infime. Je me contente de voir leurs traces et de savoir qu'ils sont là. Autant les accidents avec les ours sont exceptionnels, ceux avec les loups sont inexistants. Pourtant le mythe sur le danger et la peur du loup sont irrationnellement persistants. Pour autant le rapport entre ours, loups, et troupeaux en estive, c'est une autre histoire.

Je marche ainsi plusieurs heures et alors que je n'espérais pas que les nuages se dissipent et la vue se dégage, cela arriva contre toute attente à mon grand bonheur ! L'atmosphère s'en voit soudainement transformée. Je vois d'où je viens, là où je vais. Les versants de part et d'autre se découvrent, les distances se raccourcissent, tout cela fait du bien aux yeux. D'un côté je vois le polje de Livno, une vaste depression karstique qui forme une plaine inondable de 50km de long, qui contraste avec la ville de Livno et les montagnes aux sommets enneigés qui entourent la zone jusqu'à l'horizon. De l'autre côté en Croatie, les montagnes Dinara s'aplatissent en colines éclaboussées par le soleil déjà rasant en milieu d'après-midi, et au loin apparaît un morceau de mer Adriatique que je ne pensais plus revoir, étincelant et saturé lui aussi par le rayonnement solaire. Derrière et devant moi, je vois la crête saillante enneigée sur laquelle je marche aujourd'hui. Le vent s'est arrêté, la vue est prodigieuse tout autour de moi, j'ai une chance inouïe. Je regarde, partout, je photographie, je marche, je m'arrête, encore et encore, il est parfois aussi jouissif qu'ardu de saisir de tels moments de grâce. Plus loin, j'arrive à l'orée d'une descente qui précède un magnifique sommet enneigé et éclairé par la lumière orange et horizontale de fin d'après-midi, la suite de mon chemin. Je ressens à ce moment un sentiment troublant et désanchanteur. Tout cela est si beau, généreux, finalement indescriptible, peut-être trop pour le vivre égoïstement seul. Je m'offre les moyens de réaliser ce rêve personnel, que je peux regarder avec sa part fructueuse d'accomplissement qui a du sens, mais aussi avec sa part de désillusion pour ce bonheur solitaire certes réel mais fantasmé, souvent triste. Voilà un vrai un moment de doute. Bon, je suis là. Après un moment de constat et d'errance dans mes pensées, je dévale la descente comme une dune de sable grâce la poudreuse fraiche. Encore une montée et un bosquet à traverser, et j'arrive à la petite cabane visée pour cette demi-journée de marche.

Aujourd'hui j'ai marché seulement sept kilomètres, mais sept kilomètres intenses ! Il est environ 15h30, c'est la bonne heure pour m'arrêter et faire mes tâches quotidiennes pendant le temps de jour restant, avant de passer en mode soirée. Cette fois j'allume le feu directement en arrivant avec le bois laissé à l'intérieur, pour chauffer le lieu et me laver à l'eau tiède une fois le stock de bois constitué. En hiver, le confort d'une cabane dépend principalement de deux choses : la qualité du poêle et la qualité de la scie. Lorsque le poêle est parfaitement fonctionnel et la lame de la scie récente, c'est du pur bonheur. Lorsque le poêle fume car il n'est pas entretenu voire devrait être remplacé, ou que la scie est devenue un couteau à beurre, c'est frustrant. Ainsi avec la même énergie, je coupe quatre fois moins de bois ce soir que la veille. Le poêle fonctionne bien au début, puis le conduit qui accumule des réparations de fortune se met à fumer, si bien que j'éteindrai le feu avec de la neige. Après ma corvée de bois avec les derniers rayons de soleil sur la neige gelée, quel plaisir de sentir la différence de température en rentrant dans la cabane qui s'est déjà réchauffée. Je regarde mon thermomètre : 0°C. Bon, je vais charger le poêle et mettre le tirage au maximum. Entre cuisine, écriture, et wagabondage dans mes pensées, je ne vois pas la soirée passer.

Le lendemain je refais une demi-journée de marche jusqu'à la cabane que je visais la veille avant de rencontrer les croates. C'est bien aussi, les demi-journée de marche dans la neige en prenant tout mon temps, suivies d'une soirée en cabane, là aussi en ayant tant de temps à ma disposition. Cette fois la météo est ensoleillée, sans vent, à peine troublée par une chute de neige. La vue est dégagée, il est surprenant de marcher sur une crête enneigée en voyant en contrebas des habitations et un grand axe routier. Avant de descendre en forêt et quitter la neige, je vois le grand lac de Buško, un des plus grands lacs artificiels d'Europe, le long duquel je marcherai le jour suivant. Bien que je sois en Bosnie-Herzégovine depuis trois jours, les montagnes se fichent des frontières et je considère que j'entre réellement dans ce pays lorsque je descends sur les routes et dans les villages autour du lac. Entrer dans un nouveau pays me procure toujours un petit mélange d'excitation et de timidité. En soit il n'y a pas de changements majeurs, la langue reste la même et je ne la parle pas davantage, mais descendre dans la vallée et arriver en ville m'expose néanmoins à des nouveautés, le temps de trouver quelques nouveaux repères. Une fois descendu et arrivé au bord du lac Buško, je marche 25km pour arriver de nuit à Tomislavgrad. Pendant le coucher de soleil, je surplombe une grande plaine avec au loin derrière les montagne Blindije, là où je marcherai dans quelques jours. Arrivé à Tomislavgrad, j'achète une carte SIM locale, retire des marks, et une fois ces missions accomplies, je réserve deux nuits d'hôtel pour une journée off et check-up.

En sortant de Tomislavgrad et pour me diriger vers le parc de Blidinje, je choisis de traverser la grande plaine par son centre à travers des pistes plutôt que par la route. Au début bucolique, cette traversée devient rapidement laborieuse par la pluie qui arrive et surtout par l'endroit qui devient de plus en plus marécageux. Au début je m'applique à naviguer entre les zones les moins humides, puis me résigne et accepte de marcher les pieds entièrement immergés. Je constate que j'ai davantage froid et qu'il m'est plus difficile de marcher dans ces conditions à côté de la ville, qu'il y a quelques jours sur une crête enneigée par une température négative. Après 5km je me retrouve bloqué par une rivière que les pluies récentes ont rendu trop large pour pouvoir la traverser. Je fais demi-tour et marche à nouveau 5km dans le marécage jusqu'à rejoindre la route à la sortie de la ville. C'est la fin d'après-midi et je suis à 2km de mon point de départ. Je m'élance alors sur la route en compagnie des voitures avec le soleil couchant. Je force légèrement sur mes capacités, dans l'espoir et l'attente de trouver un endroit que je jugerai satisfaisant pour dormir. Après 8km je trouve enfin une chapelle dans un cimetière dont le porche fera parfaitement l'affaire. Avant de m'installer je décide d'aller jeter un œil à l'unique bar du coin à moins d'un kilomètre. J'y rencontre des jeunes avec qui je passe la soirée, voilà qui fait plaisir. L'un d'eux me propose de dormir dans l'appartement qu'il loue habituellement l'été, j'accepte.

Le lendemain je souhaite dormir au bord du grand lac Blindije situé sur un plateau d'altitude, avant d'entrer dans le cœur du massif. J'y arrive à nouveau dans la nuit noire et imagine découvrir le lieu avec mes yeux au réveil. Cependant le vent est bien trop fort dans cette vallée d'altitude et je continue de marcher jusqu'à trouver, juste avant que la pluie ne s'installe pour la nuit, la terrasse d'une maison en construction où m'abriter pour la nuit. Au petit matin le vent change de direction et la pluie arrose alors mon visage et mon sac de couchage, me réveillant prématurément sans possibilité de traîner au lit. Au moins je peux partir dès l'aurore pour une grande journée de marche sous une pluie fine et régulière annoncée. Après avoir monté 500m, la pluie s'intensifie par moments puis se transforme en neige. Un orage gronde à moins d'un kilomètre, il s'obstine à se manifeser à chaque fois que je le crois finis. Je m'arrête un moment sous des petits sapins pour laisser passer l'averse de neige et l'orage. La météo est plus rude qu'annoncée, je peux alors m'attendre à ce qu'elle s'améliore. En patientant sous mon poncho, le regard vague entre les flocons, je considère les nuages gris se déplacer sur les sommets, et me surprend à avoir soudainement l'idée de redescendre. Cette idée bien que frustrante me convaint rapidement. Je me pose la question de ce qu'il serait advenu de la météo là-haut, mais cela n'a pas grand intérêt et je n'en saurai rien. Je me retrouve alors à marcher sans vraiment savoir où aller ni où je passerai la nuit. Après plein de micro-décisions, je finis par passer la nuit à Risovac dans le complexe hôtelier de la station de ski du Blidinje. Moi qui était parti pour deux jours engagés dans les hauteurs, me voilà dans ce lieu loin de mon désir. En arrivant je découvre avec stupéfaction le village-vacance qui se construit autour de la station touristique qui grossit. De grandes maisons dans lesquelles on pourrait vivre à dix se construisent en formant un quadrillage morbide, dans une forêt au fur et à mesure rasée. De telles maisons juste pour des vacances accessibles à une faible proportion du pays. C'est le genre d'endroits qui me fait croire que l'on rationnera nos ressources en énergie de façon intelligente que lorsqu'on subira suffisamment les conséquences de leur consommation sans limites. Tant qu'on ne choisit pas collectivement de se limiter et que c'est rentable à court terme, on y va, même si c'est un mauvais pari sur l'avenir.

Puisqu'un vent fort est annoncé demain, je reste là deux nuits pour monter dans le cœur du Blidinje dans de parfaites conditions météos. Comme pour les jours qui suivront, jusqu'à présent toutes les journées passées en Bosnie-Herzégovine ont leurs lots de beaux moments et de difficultés. Pour le moment ça vaut le coup.


Première journée dans le pays dans la neige tombée par surprise au cours de la nuit.
Première journée dans le pays dans la neige tombée par surprise au cours de la nuit.
Sur la crête entre la Croatie et la Bosnie
Sur la crête entre la Croatie et la Bosnie
Confortable malgré les conditions
Confortable malgré les conditions
Le vent et la neige déposent toujours ces épaisses couches de glace sur le moindre support.
Le vent et la neige déposent toujours ces épaisses couches de glace sur le moindre support.
La vue se dégage soudainement.
La vue se dégage soudainement.
Le grand luxe par -10°C
Le grand luxe par -10°C
Au-dessus de la plaine de Livno, face à la Bosnie-Herzégovine
Au-dessus de la plaine de Livno, face à la Bosnie-Herzégovine
Une après-midi dans les marécages en quittant Tomislavgrad. Si j'avais su, j'aurais directement marché sur la route.
Une après-midi dans les marécages en quittant Tomislavgrad. Si j'avais su, j'aurais directement marché sur la route.
Entrée dans les montagnes Blidinje avec le lac du même nom.
Entrée dans les montagnes Blidinje avec le lac du même nom.
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