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Grandeur Nature (CA75)

par L'Extraterrestre
publié le
21 mars
66 lecteurs
Lecture 4 min.

Grandeur nature

20 ans de Carnets d’Aventures. Plus de 80 numéros et plus de 10.000 pages, soit 4 petits Roberts (mais qui a déjà lu un dico dans son intégralité ?). Des chiffres qui donnent le vertige ! Plus d’un millier de voyageurs ont contribué à l’aventure des Carnets. Et combien de personnes ont-ils incitées à prendre la poudre d’escampette ? On ne le saura jamais. Et « est-ce qu’on s’en foutrait pas un peu ? », lancerait le tonton légèrement éméché pour clore un débat sans fin.

On aurait aussitôt envie de lui rappeler combien les chiffres sont des outils précieux, des repères dans un monde en perpétuel mouvement. Amalgamés – à tort – aux sciences dures, ils ont une portée qui dépasse largement ce seul spectre. Quantifier, mesurer, jauger, doser, calculer, dénombrer… Omniprésents, les chiffres sont l’outil numéro 1 ; on pourrait même dire qu’ils Excel (pardonnez le mauvais jeu de mot). Pour évaluer l’avancement d’un projet, les Anglo-Saxons utilisent la notion de milestone. Borne kilométrique, littéralement. Arabes ou romains, décimaux ou binaires, les nombres outrepassent le périmètre algébrique pour baliser notre quotidien. Le tonton rétorquerait : « on leur fait dire ce qu’on veut aux chiffres ! » Un impair de sa part ? Cet adage n’est pourtant pas dénué de sens si l’on prend la peine de creuser. À commencer par l’appliquer introspectivement : quelle importance donne-t-on aux chiffres dans la relation à soi-même ? Tout instrument de mesure peut, à son insu, inciter à la démesure. Et la frontière, parfois floue, n’est pas toujours quantifiable. Dit autrement, à partir de combien est-ce trop ? L’obsession du chiffre engendre une myriade de comportements délétères qui nuisent à l’image de soi : esprit de compétition exacerbé, problèmes d’ego, culte de la performance, perfectionnisme… Et tonton de rappeler combien les réseaux sociaux – qui n’existaient pas de son temps – y ont contribué en incitant à l’auto-évaluation permanente, au diapason des cœurs et des pouces bleus. Le bougre, il marque des points.

1, 2, 3… Les nombres entiers positifs sont dits, dans le jargon mathématique, naturels. Pourtant, appliqués sans retenue, ne dénaturent-ils pas un tant soit peu notre loisir, le voyage nature ? Distance parcourue, dénivelé gravi, kilogrammes portés, calories dépensées… L’abondance de métriques n’est pas l’apanage des seuls compétiteurs et autres chercheurs d’exploits. Jetons-nous la première pierre : dans nos colonnes, combien de récits avons-nous accompagnés d’un bref encart « en chiffres » ? En voyage, n’avez-vous pas été questionnés maintes fois sur le nombre de kilomètres effectués, ou le poids de votre sac ? Est-ce là l’essence de votre périple ? Votre petite voix intérieure murmure déjà la réponse : le ressenti prime. À ce titre, nous nous fions à la température ressentie plutôt qu’à la simple valeur de la colonne de mercure. Il suffit de tendre l’oreille à la sortie des festivals de films d’aventure : la grande majorité – tonton inclus – loue ceux qui ont su occulter les chiffres au profit d’une histoire, de nuances, d’une humanité riche et complexe, de sensations. Aussi, une agréable heure de vélo ne semble-t-elle pas plus courte qu’une heure d’attente dans une salle bondée ? Pourtant, les mêmes 3600 secondes se sont écoulées. D’ailleurs, pourquoi une seconde dure-t-elle une seconde ? Et pourquoi un mètre mesure-t-il… 3,28 pieds ? Un changement d’unité et voilà les compteurs remis à zéro. Tout est relatif, n’est-ce pas ?

Sur l’autel du dépassement de soi – encouragé par certains courants de développement personnel – la politique du chiffre tend à stimuler une quête éternelle du toujours plus (ou toujours moins, c’est selon), érigeant la sacro-sainte mesure comme unique étalon de son bien-être. À la poursuite de la fameuse meilleure version de soi-même, on trouve une ribambelle de techniques qui font appel, je vous le donne en mille, aux chiffres. Avec les risques que cela comporte pour sa santé mentale. La quadrature du cercle ! N’est-ce pas troquer la domination des chiffres contre une illusion de contrôle ? Imaginons plutôt, à la manière du court-métrage qui a inspiré ce billet, un monde sans chiffres. Si la vidéo prête à sourire, elle participe toutefois à déchiffrer notre dépendance aux chiffres. On se prend à rêver d’une vie où les montres connectées seraient avantageusement remplacées par des capteurs d’inactivité. Fini le décompte du nombre de pas par jour, l’objet indiquerait simplement de prendre régulièrement du temps pour s’ennuyer. L’ennui est une source fiable de créativité, Potiron a de beaux jours devant lui.

Nous disposons aujourd’hui de tous les instruments nécessaires pour quantifier, avec précision, notre quotidien. Aucun outil n’est bon ou mauvais en soi, tout dépend de son utilisation. Alors, coupons la poire en deux : la solution ne réside-t-elle pas dans l’équilibre ? N’en déplaise à tonton, la demi-mesure est ici fort à propos : éloignons-nous de toute vision binaire – 0 ou 1 – et veillons à prendre, dès que nécessaire, de la distance par rapport aux chiffres. Tâchons d’en comprendre le pouvoir pour mieux cerner leurs limites. Au-delà – dans l’infiniment petit comme dans l’infiniment grand – les chiffres perdent pied. Voilà le moment idéal pour philosopher sur l’univers mais ce billet ne doit pas dépasser 800 mots. Enfin, ce n’est qu’un ordre de grandeur… nature ?