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Cheminement poétique du voyage

par Florian Rochet dans Billets 11 juin 2015 mis à jour 07 août 2015 1957 lecteurs Soyez le premier à commenter
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Cheminement poétique du voyage et psychanalyse de l’aventure

Anneau de Möbius spirale infinie cycliquePar Florian Rochet
 

À la suite de mon « Grand tour »,  à pied,  à vélo et en bus, à bourlinguer pendant un an et demi sur les routes d’Europe après mes études, j’en suis venu à m’interroger sur l’état nomade et la poésie de l’aventure. À mon retour il m’a fallu rejoindre les bancs de la fac pour formaliser tous ces questionnements. Et, de nombreux voyages littéraires après1 , j’ai alors tenté d’y répondre en rédigeant un mémoire transdisciplinaire2. Ma recherche a eu pour but de questionner le cheminement poétique du voyage et plus particulièrement de l’aventure (itinérance au long cours, hors des sentiers battus). En interrogeant différents écrivains voyageurs3, j’ai pu esquisser le schéma d’une structure de pensée propre à l’imaginaire de tout itinérant : un schéma de forme cyclique, conditionné par trois étapes clés : la fugue, le sacrifice et le partage4.

 

 

Premièrement, le Départ ! C’est une fugue, une fuite en avant, une obsession, la recherche d’un idéal. Le voyageur est alors un esprit tranchant,  il est en quête d’élévation et de coupure avec le quotidien. C’est à ce stade un contemplatif qui a soif de grandeur et de vision lointaine.

Ensuite, au creux de l’aventure, l’humeur de l’itinérant est à l’introspection. Son imaginaire est plein des symboles de l’exil, du repli sur soi et du sacrifice. Il emprunte des voies dans l’espace géographique qui sont plus mystérieuses que celles empruntées par le commun des touristes. Ce sont ces moments des voyages où l’impression que jamais l’on ne pourrait tomber plus bas nous prend. Le moral est alors au renoncement. La philosophie nihiliste gagne le voyageur qui souvent se plait à citer Nietzsche5. Cette étape est ambivalente, c’est à la fois une mort et un retour aux sources symboliques. Les références au maternel sont nombreuses,par exemple l’eau et toutes les images aquatiques6. Les voyages en bateau, canoë, kayak, peuvent donc être interprétés comme le souhait inconscient de renouer avec nos origines. Ces navires seraient comme des « radeaux » qui permettent d’explorer l’état originel de la vie en évitant la noyade physique mais aussi psychique. La contemplation du monde devient minutieuse, détaillée et pittoresque. Et nous touchons là aux origines de la pensée poétique, la poésie étant, d’après John Cowper Powys, auteur anglais: « un art de simplifier l’univers et de le ramener à des contours précis7. Cette descente, en dehors et en dedans de soi, d’après Gilbert Durand, anthropologue de l’imaginaire, ne peut se faire qu’avec lenteur sinon on risque la chute8. Ceci explique que de nombreux aventuriers préfèrent les moyens de locomotion non motorisés (pour des raisons d’écologie pure, certes ! mais aussi d’écologie humaine, relation de l’imaginaire humain à son environnement). 

Puis, enfin, vient le Retour ! Sur le chemin du retour, l’aventurier est traversé par un sentiment de renaissance, son esprit devient plus ouvert et il cherche la réconciliation. Il veut recréer du lien avec ses proches, son foyer. Il a hâte de partager son exploration du monde et de l’âme. C’est un dépassement de soi et du repli sur soi. Les images qui viennent à ce moment-là sont celles du cycle. L’utilisation du vélo, de la bicyclette, comme mode de déplacement, revêt alors une fonction très symbolique. Les sociétés traditionnelles connaissent bien d’ailleurs cette poésie du cycle qui agît comme un effet « feed back »9, elle leur permet, comme à l’aventurier des temps modernes, de réguler leur devenir, leur histoire et de se réconcilier avec le temps.  L’image du cycle correspond aussi à une réalité sociologique et écologique, c’est-à-dire à un système de régulation que le sociologue Edgar Morin nomme la boucle rétroactive, où tout effet rétroagit sur sa cause dans les phénomènes qui agitent l’humain. La boucle rétroactive explique l’autonomie des systèmes10. Alors, si partir à l’aventure c’est exclamer son souhait de liberté, c’est aussi et surtout revenir et devenir plus autonome.

Ainsi, La boucle est bouclée ! Mais une boucle ouverte, car l’itinérant ne revient jamais au même point qui l’a vu partir. Le cheminement poétique du voyage dessine en réalité une spirale. Du côté de l’esprit, toute aventure revêt donc des vertus initiatiques. De façon inconsciente, l’aventurier rejoint les premières traditions de l’Homme, celles des rites d’initiation dont Claude Lévi Strauss écrit que de manière universelle ils commencent tous par la mise à mort symbolique de l’Homme et finissent tous par sa résurrection au sein de la société. Mais à quoi sert l’initiation ? Ce phénomène a deux objectifs principaux : Premièrement, accepter son avenir, son devenir et surtout sa finitude, digérer le temps qui passe. Deuxièmement, sortir de l’enfance, se détacher du cocon maternel, des images affectives trop enveloppantes et gagner en autonomie11. Écrire sur son périple est une façon aussi de vaincre le temps et la mort, puisque la créativité est souvent gage d’immortalité. L’aventure qui est une perpétuelle sortie des sentiers battus, peut s’apparenter à ce que C. Lévi Strauss appelle du « bricolage », une manière d’aborder le monde propre à la pensée mythique12. Le voyageur fait du « bricolage » lorsque par n’importe quelle poésie il va tenter d’expliquer une déroute, un obstacle moral ou physique, n’importe quel imprévu auquel il donnera du sens. L’aventurier, en cheminant hors du temps et de l’espace (le temps qui  dirige sa vie « profane »13 et l’espace qu’il habite), produit ou reproduit un temps mythique, il est à la recherche d’un paradis perdu. Toute aventure participe alors à notre propre légende, c’est un de nos mythes fondateurs qui raconte plus qu’un simple voyage : la construction de soi ou la détermination de notre destinée. L’itinérant donne ainsi du sens à sa vie et à ses lendemains. Pour parler d’initiation nous pouvons aussi utiliser le terme de résilience. Et aux origines de la résilience, il semble que l’on retrouve le schéma de l’aventure dès les premières années de vie de l’Homme puisque qu’une grande majorité des nourrissons serait capable de résoudre l’angoisse du départ de la mère en trois étapes : Tout d’abord, l’enfant s’éloigne de lui-même. Puis, il s’en va explorer l’environnement dans lequel il se trouve et oublie un temps sa peur en se concentrant sur ses découvertes et sur la rencontre de figures étrangères. Enfin il revient vite vers sa mère et lui désigne ses découvertes, il partage avec elle ce qu’il a vu et ses émotions. Boris Cyrulnik note que ce schéma de résistance à l’angoisse est le système d’attachement au maternel et de développement le plus sécure14.

L’aventure d’aujourd’hui n’est plus celle d’hier, il n’est plus d’espace à défricher ou à conquérir, néanmoins l’aventure se pare toujours des traits de nombreux mythes héroïques.Le voyageur est le héros de sa propre destinée dans le sens où il va affronter ses propres démons. L’itinérance permet de vivre des conditions qui tendent vers « l’inhumain ». Tantôt le voyageur se rapproche du statut de héros symbolique, au moment où il part dans l’ailleurs et aussi quand il arrive à se tirer des péripéties qui lui barrent la route, tantôt de celui de l’animal, quand il sombre, s’exile et prend des airs de sauvage. Ainsi, l’aventurier, très souvent, part à la recherche de paradis perdus et de nature vierge (d’ailleurs un autre symbole du maternel). On peut relier la recherche de nature sauvage à une volonté inconsciente d’aller à la rencontre des frontières de la civilisation, et donc des frontières de notre être15. Voyager c’est aussi tester l’opacité des frontières du dehors et du dedans, aux limites du « chaos ». On remarque alors que la poésie de l’aventure est identique à celle que l’on trouve dans la nature16 ; nature qui nous est d’ailleurs, de plus en plus exotique dans notre société ultra artificialisée. Alors comme l’a si joliment écrit le naturaliste et poète Bernard Boisson : Soyez des « nomades contemplatifs »17!  

Florian Rochet, Souillac, juin 2015

Notes :

(1) Les auteurs qui m’ont nourri de leur expérience du voyage sont : Nicolas Bouvier, Bruce Chatwin, Alexandra David Néel, Patrick Leigh Fermor, Jack Kerouac, Victor Segalen, Claude Lévi-Strauss, Sylvain Tesson, Kenneth White.
(2) F.Rochet, Réflexions sur le cheminement poétique du voyage, entre allers et retours à quels schéma imaginatif obéit le voyage, mémoire, Université de Pau et des Pays de l’Adour, Pau, 2013 (consultable en ligne : http://web.univ-pau.fr/RECHERCHE/CIEH/documents/CIEH_Florian_Rochet.pdf ).
(3) Cet article est l’occasion de renouveler mes remerciements aux auteurs qui m’ont accordé du temps : René Cagnat, Amandine Chapuis, Nathalie Courtet, Aurélie Croiziers de Lacivier, Sébastien de Courtois, Christophe Delachat, Pauline Delgorgue, Cédric Gras, Olivier Lemire, Gaël Metroz, Bernard Ollivier, Antonin Potoski, Anthony Salomone, Aude Seigne.
(4) Je tiens à remercier mes directeurs de mémoire qui m’ont accompagné et guidé dans mes recherches : Lionel Dupuy, Lionel Dupuy,Docteur en géographie, et Bernard Duperrein, Maître de conférences en sociologie ;  tous deux responsables du Certificat International d’ Ecologie Humaine (formation transdisciplinaire dispensé à la faculté de Pau - http://web.univ-pau.fr/RECHERCHE/CIEH/ ).
(5) A ce sujet lire, Kenneth White, L’esprit nomade, Grasset, Pöbneck, 2008
(6) Lire Carl Gustav Jung, Les racines de la conscience, Des archétypes de l’inconscient collectif, rééd. Buchet/Chastel, Malesherbes, 2013 et Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, essai sur l’imagination de la matière, rééd. Le Livre de poche, Malesherbes, 1993.
(7) Citation révélée par K.Whitein Kenneth White, L’esprit nomade, op. cit., p. 253.
(8) Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, rééd. Dunod, Vottem, 1993, p. 227-228
(9) Claude Lévi Strauss, La pensée sauvage, Plon, Paris, 1962, p. 88
(10) Boris Cyrulnik, Edgar Morin, Dialogue sur la nature humaine, L’aube, La Tour d’Aigues, 2010, p. 29
(11) Claude Lévi Strauss, La pensée sauvage, op. cit, p. 315
(12) Claude Lévi Strauss, La pensée sauvage, op. cit., p. 30 et 35
(13) Ici j’utilise le terme de profane pour parler de la vie professionnelle, citoyenne, administrative.
(14) Boris Cyrulnik, Les vilains petits canards, Odile Jacob, rééd., Malesherbes, 2014, p. 63
(15) Thèse formulée par le philosophe Robert Harrison auquel il a donné le nom d’« écologie de la finitude »in Robert Harrison, Forêts, essai sur l’imaginaire occidental, Paris, Flammarion, 1992, p. 346 – 347
(16) À ce sujet, lire Louis Espinassous, Besoin de nature, santé physique et psychique, éd. Hesse, Saint–Étienne,2014
(17) Bernard Boisson, Nature primordiale, des forêts sauvages au secours de l’homme, éd. Apogée, Bonchamp-lès-Laval, 2008

 

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